Le glaneur d’instants
L’instant est un thème central, dans la photographie. Cartier Bresson l’avait qualifié de décisif et un instantané désigne un cliché obtenu après une exposition très courte. Le terme exposition lui-même couvre de nombreux sens, à la fois temps d’exposition de la pellicule à la lumière, quand régnait l’argentique, mais aussi manifestation pendant laquelle on expose, par exemple les œuvres du photographe…
Si l’instant est aussi cher au cœur de Frank Lavernhe, c’est qu’il réduit la distance entre lui et son sujet, au point de faire presque partie de l’image. C’est pourquoi on l’aperçoit parfois au fond du cadre : n’y voyez pas le moindre projet narcissique, c’est purement fortuit. Le photographe, dans ces moments-là, est tellement prêt de son sujet qu’il pourrait aussi bien devenir lui-même le motif de la photo, si quelqu’un s’emparait de l’appareil avant qu’il ne le déclenche.
Frank cherche plus le moment que les êtres, c’est un glaneur d’instants : une lumière fugace sur l’arrête d’un mur, un regard, une situation grotesque ou bien les simples mimiques de la vie courante. En réalité, si les humains sont nombreux dans le cadre, s’ils sont les principaux sujets de l’image, ils sont là – avant tout, pour animer l’instant et lui donner chair. Dans les images de Frank, serrés dans le cadre, des femmes et des hommes de rencontre, fantômes de passage prisonniers de ce temps, donnent vie malgré eux à un instant fugace et unique, essentiel ou anecdotique.
Sur les images de Frank, ce que l’on sent sans comprendre, c’est que la main cadre et non pas l’œil. La main qui tente – à cet instant-là, de se mettre à la place de la tête et de voir comme elle ; mais cela ne se peut, la main tremble et s’arrête, choisit intuitivement un axe et décide quand elle veut – comme elle sait déjà le faire, d’activer le déclencheur.
Parfois le hasard se montre intelligent, souvent c’est l’homme qui est au bon endroit. Frank est moins un photographe qu’un chasseur-cueilleur en quête de nourritures. Il n’a pas de parti-pris, mais de la curiosité et de l’attention aux autres.
L’instant exposé
.
« La photo dérobée, c’est l’âme de la photo de rue. Un peu avant c’est trop tôt, un peu après c’est trop tard : il s’agit de saisir le moment quand il arrive, pas le temps de cadrer, tout doit être fait au jugé. Dès que mon œil réagit, mon doigt déclenche. L’œil choisit, la main agit.
Ce qui compte, c’est l’approche, un peu comme lorsque l’on tente de voir de plus près de grands animaux sans se faire repérer, en avançant sous le vent. Je tourne autour de mon sujet, l’appareil dans ma main se fait discret ; je le tiens bras dressé le long du corps ou bien je le colle sur ma pomme d’adam, l’index déjà posé sur le déclencheur. J’appuie sans bruit. Rarement mes mouvements me trahissent, car je me mêle à l’action, je suis acteur autant que spectateur… Souvent le passant me regarde, je le regarde aussi.
Parfois, j’ai l’impression qu’il me voit faire et pourtant pas un mot n’est échangé. Un sourire complice, cela arrive, mais la plupart du temps les gens ne me voient pas car ils ne savent pas regarder, ils sont tout à leurs pensées. »